Internet, le patient et le médecin : pourquoi le phénomène croît jusqu’à devenir irréversible ?

L’usage d’Internet par les profanes (non experts) est un phénomène en croissance constante et qui devient irréversible.

Dans la première brève de cette série, nous avons décrit l’ampleur du phénomène, et mis en évidence le besoin d’informations des patients qui sous-tend l’usage d’Internet.

Dans la première brève, nous avons décrit l’ampleur du phénomène, et mis en évidence le besoin d’information des patients qui sous-tend l’usage d’internet. Dans cette deuxième brève, nous allons voir que la source de ce besoin se trouve en partie dans l’évolution du contexte social, culturel mais aussi technologique en  abordant successivement les dimensions contextuelles suivantes, la liste n’étant pas exhaustive :

  • Le développement technologique ;
  • La culture du risque ;
  • La culture de l’empowerment ;
  • La remise en cause du savoir de l’expert ;
  • La reconnaissance du savoir du profane expert de son intérêt mais aussi de l’intérêt général ;
  • L’évolution démographique et l’arrivée des babyboomers à l’âge de la retraite ;
  • L’organisation des soins médicaux.

 

Le développement technologique

Le développement a permis une amplification et une diversification de l’usage d’internet.

Internet a considérablement simplifié la tâche des personnes cherchant des informations médicales ou santé en leur facilitant l’accès à une information potentiellement quasi illimitée offerte sur des sites plus ou moins spécialisés, amplifiant ainsi cet usage d’internet. Mais l’information obtenue et la démarche de l’internaute ne diffèrent pas fondamentalement de celle de l’individu qui se réfère à des sources traditionnelles telles que des ouvrages, des revues de vulgarisation scientifique ou encore aux émissions télévisées consacrées à une information santé. Qu’elle vienne d’internet ou des sources traditionnelles, le transfert d’information est unidirectionnel et il repose sur le  modèle « one to many », à une nuance près : la facilité d’accès grâce à internet facilite l’évaluation de la validité de l’information. En effet, le profane peut mettre à l’épreuve chaque nouvelle information en la comparant aux précédentes et poursuivre l’investigation jusqu’à ce que le besoin d’information soit  subjectivement satisfait. On comprend aisément que cette facilité d’accès rende le phénomène irréversible.

Internet a aussi permis le développement des NMS – les nouveaux médias sociaux-, c’est-à-dire les applications d’internet permettant de communiquer différents contenus qui ont la particularité d’être créés, échangés ou écoutés par les intervenants individuels ou organisationnels qui font partie d’un groupe social (le réseau social).  Les nouveaux médias sociaux diversifient dès lors doublement l’usage d’internet : par les besoins de l’internaute rencontrés par les NMS  et par le rôle potentiel de l’internaute dans la production de l’information.

En consultant les sites mis en place par des réseaux sociaux, l’internaute peut y trouver, en plus des informations santé, un soutien, des informations de personnes vivant la même expérience, rencontrant des problèmes proches. Les NMS répondent alors au besoin d’affiliation à une communauté de pratiques, que ce soit pour obtenir un soutien émotionnel ou trouver/apporter une information de profanes en leur qualité d’experts de leurs expériences [1].

Par ailleurs, le support technologique (internet) permet l’interaction sociale – les réseaux sociaux – à propos d’une information créée par les utilisateurs. Les nouveaux médias sociaux fonctionnent selon le schéma « many to many », entrainant une réversibilité des rôles de producteur et de consommateur de l’information. C’est l’avènement de la figure du prosumer : producteur et/ou consommateur de l’information par le biais de Facebook, Twitter, des blogs, etc.

Les deux modèles “one to many” et “many to many”  représentent les deux pôles d’un continuum entre lesquels on trouve des dispositifs plus ou moins hybrides en termes d’identité des intervenants, de degré d’ouverture du réseau (groupe fermé ou ouvert sur invitation,…) et de production de l’information. Celle-ci peut être diffusée selon le modèle “one to many” tout en laissant aux internautes la possibilité d’intervenir de manière visible pour les autres (on se rapproche du modèle “many to many”). L’information peut être  produite par les internautes et diffusée via les réseaux sociaux avec la présence d’un modérateur éventuellement professionnel. Les deux modèles et leurs variantes sont à l’origine d’enjeux différents, notamment en termes de qualité de l’information et corrélativement de reconnaissance auprès des professionnels de la santé. Ces enjeux  seront abordés dans la troisième brève.

Le site MélanomeFrance , outre sa mission de  soutien émotionnel à ses membres, exploite à la fois le modèle de communication en réseau et fait jouer à l’intervenant le rôle de « prosumer » en matière notamment de traitements.

La culture du risque

Dans les sociétés postindustrielles, l’individu vit plus longtemps, mieux, mais semble paradoxalement plus préoccupé qu’autrefois par les risques auxquels il pourrait être exposé concernant sa santé et son environnement. Cette préoccupation s’explique en partie par ce qu’on appelle l’avènement de la société du risque [2], aux  risques traditionnels s’ajoutant des risques dits modernes.  Il peut s’agir de risques liés à la consommation de médicaments (par exemple l’affaire du Mediator) ou  de manière plus insidieuse d’aliments de base. Ces risques sont souvent le résultat de progrès technologiques. Ils sont modernes dans la mesure où ils affectent des systèmes de plus en plus complexes et ouverts (le système agro-alimentaire en est un archétype), et ils suscitent des préoccupations/attentes supplémentaires de la part des consommateurs, qui ne manquent pas de chercher des informations en temps de crise …sur internet, par exemple.

 

Le récent scandale des oeufs contaminés par le fipronil alimente la peur des consommateurs, et favorise la recherche d’information sur internet.

La culture de l’empowerment

On observe le progrès de valeurs post-matérialistes axées sur le droit de l’individu à son épanouissement et à un certain niveau de qualité de vie et d’instruction, ainsi que celui de l’idéologie participative [3]. On observe aussi l’avènement du droit à l’information qui peut susciter un besoin d’information additionnelle par rapport à l’information donnée en vertu de la loi. Ce besoin d’information va alors se traduire par une recherche d’information, notamment pour comprendre l’information obtenue ou la compléter. Cette difficulté à concrétiser un droit à l’information n’est pas propre au domaine de la santé mais elle devient une question particulièrement sensible dans un contexte où le modèle traditionnel (paternaliste) de l’information prévaut encore largement dans la relation patient-médecin. On songe ici au mécontentement des patients qui n’arrivent pas à avoir accès aux résultats d’examens qu’ils ont subis.

Le domaine médical ne fait pas exception à cette culture de l’empowerment depuis que des recherches en sciences sociales menées dès les années quatre-vingt sur les maladies chroniques [4] ont mis en évidence que le patient devient déjà dans ce cas de figure un acteur à part entière du processus de soins. La vision d’un processus plus participatif  a reçu depuis un large écho auprès des acteurs publics de la santé, des modèles alternatifs (modèle informé et modèle de décision partagée) au modèle paternaliste  émergent  par souci d’une médecine plus efficace et plus efficiente, grâce à une meilleure adhésion du patient au traitement et à une responsabilisation du patient, et une plus grande satisfaction du patient. Il s’agit donc d’une perspective d’avenir soutenue par les responsables de la santé publique qui représente un enjeu de santé publique et économique incontournable [5,6].

 

3 modèle d’interaction patient-médecin existent , laissant place à plus ou moins d’empowerment du patient :

Modèle paternaliste ou traditionnel : il n’y a pas de partenariat patient-médecin, le professionnel étant le mieux placé pour décider et agir dans l’intérêt du patient.

Modèle informé : il peut se présenter sous deux formes opposées. Le patient  prend les décisions après avoir reçu une information complète de la part du professionnel ou à l’inverse, le professionnel décide après avoir été informé des préférences, des craintes du patient. Dans les deux versions du modèle informé, il y a une coopération  fondée sur la division du travail entre la prise de décision et l’information. 

Modèle de la décision partagée : il est marqué par la collaboration avec des échanges d’information bidirectionnels et l’élaboration d’un consensus sur les décisions. C’est le modèle où la recherche d’information sur internet et les échanges dans les réseaux sociaux prennent toute leur importance vu les contraintes « temps » de la consultation (préparation de la consultation et compréhension de ce qui s’est dit (ou pas) pendant cette consultation). C’est aussi le modèle le plus exigeant en termes de temps consacré à un patient.

La remise en cause du savoir expert

Cette remise en cause s’observe lorsqu’il y a une controverse entre experts, une remise en cause de la qualité des experts ou encore un doute quant au bien-fondé d’une décision fondée sur le savoir expert. L’instrumentalisation des sciences au service des progrès sociaux a été socialement  légitime tant qu’une relation univoque et positive entre progrès scientifique et qualité de la vie individuelle a prévalu. Cette construction est actuellement remise en cause par une partie du public qui perçoit les progrès scientifiques non plus comme profitables à l’ensemble de la société mais comme sources d’un coût intolérable pour le bénéfice de quelques-uns (par exemple quelques grandes entreprises). Paradoxalement, alors que le discours des experts scientifiques va prôner, plus que jamais, l’infaillibilité de la science, de nouveaux risques sont identifiés avec plus ou moins de certitude, devenant une source de controverses scientifiques et politiques, amplifiées par les médias (exemples du scandale du sang contaminé, de l’affaire du mediator). L’incertitude dans la société se développe quant à la confiance ou la méfiance par rapport aux experts scientifiques ou encore plus globalement  par rapport au rôle que doit/peut jouer la science et ses progrès dans la définition des projets publics.

 

L’affaire du lévothyrox, une nouvelle formulation médicamenteuse ayant entrainé des effets secondaires conséquents et minimisés au départ par les autorités, a été largement portée par une association de patients « Vivresansthyroide » qui a contribué avec succès  à la mettre à l’agenda public.

La reconnaissance du savoir du profane expert de son intérêt mais aussi de l’intérêt général

Cette reconnaissance passe par celle des compétences du profane qui n’est plus seulement le dépositaire d’un savoir tacite, non formalisé, subjectif et local, en contraste avec un savoir expert, pendant longtemps synonyme de vérité intangible (objective, standardisée). Les controverses scientifiques qui font flores, ont mis à mal la distinction traditionnelle entre savoir expert et savoir profane [7]. Avant le développement des technologies de l’information, le profane avait difficilement accès à l’information savante. Il participe désormais à la science « en train de se faire », individuellement ou collectivement, par exemple sous la forme d’une association ou pas. En diffusant le savoir scientifique retraduit de manière à répondre aux questions des profanes. Mais surtout en participant à une production scientifique propre qui n’est pas une  vulgarisation du savoir savant mais bien une production  propre, exploitable par les professionnels eux-mêmes (en participant à la mise en place, par exemple, de bases de données épidémiologiques comme le fait MelanomeFrance).

 

L’expert profane revêt des tuniques fort variées (en reprenant la typologie de A. Grimaldi [8]): le patient « expert de lui-même », le patient « ressources », le patient « expert pour les autres », le double expert (patient et expert de sa maladie) et enfin le consommateur éclairé défendant “le juste soin au juste coût”. 

L’évolution démographique et l’arrivée des babyboomers à l’âge de la retraite

On observe une alphabétisation scientifique croissante du public au vu de la multiplication de l’offre de sources traditionnelles d’information scientifique vulgarisée et de leur mise en ligne de plus en plus fréquente. De plus, le vieillissement de la population qui voit arriver les babyboomers de l’après-guerre – des babyboomers qui ont été les premiers à être confrontés à la culture du risque et au questionnement sur les risques acceptables, d’une part, et à porter la culture de l’empowerment, d’autre part-, joue un rôle d’accélérateur d’innovation sociale en matière d’usage de l’internet médical.  Ils ont le temps de fouiller internet et ils sont par ailleurs dans la tranche d’âge où l’on observe une prévalence de maladies chroniques. Or les études montrent que les patients atteints de maladies chroniques deviennent experts de leur maladie, mettant à mal le modèle paternaliste de la relation patient-malade.

 

Les babyboomers sont familiers avec la notion de risque et ont le temps de fouiller internet. Ils deviennent des accélérateur d’innovation sociale en matière d’usage de l’internet médical.

L’organisation des soins médicaux

On évoquera très rapidement cette variable – elle sera développée dans la troisième brève- mais elle est indissociable du besoin subjectif d’en savoir plus. Si l’on prend la relation patient – médecin généraliste, le problème identifié par les patients  est celui de la durée de la consultation : 10 à 15 minutes. Avec la meilleure volonté du monde, on voit mal comment le médecin pourrait dans ces conditions opérer un transfert d’information en adéquation avec les attentes du patient. La préparation de la consultation et l’interprétation de ce qui s’est dit par le patient-internaute est une  stratégie constructive d’intéressement des deux parties dans le processus de traitement à condition que le médecin joue le jeu dans sa relation avec son patient. Une autre stratégie consiste à accroître la part des professionnels de la santé dans les interventions sur les réseaux sociaux. Cette stratégie pose la question de la rémunération du professionnel déjà chargé de multiples tâches administratives non rémunérées.

 

Le temps moyen d’une consultation avec un médecin généraliste est de 10 à 15 minutes. Avec la meilleure volonté du monde, comment le médecin pourrait-il dans ces conditions opérer un transfert d’information en adéquation avec les attentes du patient ?

Conclusions

Ces dimensions contextuelles agissent  isolément mais aussi en interaction les unes avec les autres expliquant ainsi l’amplification et la diversification de l’usage d’internet et des nouveaux médias sociaux, ainsi que son irréversibilité. De celle-ci naissent des enjeux, notamment dans le cadre d’une politique de santé publique, liés à l’organisation des soins médicaux, la crédibilité de informations trouvés diffusées sur internet. Ces enjeux ferons l’objet d’une troisième brève le mois prochain.

 

Retrouvez la première partie du dossier :

Internet, le patient et le médecin : de l’innovation technologique à l’innovation sociale (1/3)

 

Pour en savoir plus :

[1] Benghozi J.P., Les communautés virtuelles : structuration sociale ou outil de gestion. Entreprises et Histoire, Eska, 43, 67-81, 2006.

[2] Beck U., La Société du risque : Sur la voie d’une autre modernité, Aubier, 2001.

[3] Inglehart R., Culture Shift in Advanced Industrial Society, Princeton University Press, 1990.

[4] Strauss A., La trame de la négociation, Paris, Lharmattan, 1977.

[5] Nabarette H., L’Internet médical et la consommation d’information par les patients Reseaux, 114, 4, 2002, 249-286, 2002.

[6]  Charles C. et al., Decision-making in the physician- patient encounter : revisiting the shared treatment decision-making model, Social science and medicine, 49(5), 651-61, 1999.

[7] Wynne B.,  May the sheep safely graze? A reflexive view of the expert-lay knowledge divide, Risk, Environment and Modernity: Towards a New Ecology, 44-83, 1996.

[8] Grimaldi A, les différents habits de l’expert profane, Les Tribunes de la santé, 27, 91-100, 2010.