Cette brève s’inscrit dans une série de publications destinées à partager les expériences et réflexions du WeLL. Ce mois-ci, nous nous attelons à repositionner l’approche Living Lab au sein d’un panorama plus large de nouvelles manières de penser la créativité et l’innovation.

En particulier, nous nous intéressons à deux approches complémentaires que sont le Design Thinking et le Creative Problem Solving (ou « C.P.S.»).

En préambule: créativité vs. innovation

D’après Todd Lubart, la créativité est « la capacité d’un individu à réaliser une production qui soit à la fois nouvelle et adaptée au contexte dans lequel elle se manifeste ». L’innovation, quant à elle, est définie par Teresa Amabile comme « l’implémentation opérationnelle et effective d’une idée créative au sein d’une organisation ». Qu’elle soit technologique, organisationnelle, servicielle ou encore sociale, l’innovation est donc un processus qui inclut la créativité : sans créativité, pas d’innovation. Tout un chacun peut, par contre, s’atteler à une démarche créative sans pour autant donner une suite concrète à ses idées : tendre vers l’innovation, c’est faire un pas de plus vers une solution qui soit à la fois désirable (c’est-à-dire qui réponde aux besoins d’une niche de consommateurs identifiée) ; viable (c’est-à-dire qui s’articule en un business plan réaliste) et faisable (tant à l’échelle technique que productive).

Créativité et innovation deviennent aujourd’hui d’indispensables catalyseurs en réponse aux challenges sociétaux, économiques, commerciaux, culturels ou artistiques de notre époque. Afin de faciliter leur mise en œuvre et leur déploiement à l’échelle de nos territoires, de nouvelles approches telles que les Living Labs ont vu le jour. A leurs côtés, d’autres démarches et méthodes coexistent comme, par exemple, le Creative Problem Solving (C.P.S.) ou le Design Thinking. Partons à leur découverte…

Le  C.P.S. : une méthode et des outils au service de l’émergence de « solutions créatives »

Développée dans les années 60 par Osborn, élaborée ensuite par Parnes, Isaksen et Treffinger, la méthode du Creative Problem Solving est généralement la plus connue des entreprises. Elle consiste à structurer l’émergence, puis l’implémentation de solutions créatives. L’un des outils sur lesquels elle repose, le brainstorming, a fait sa popularité pendant une vingtaine d’années avant qu’une application aveugle et systématique de ses principes participe, en grande partie, à son galvaudage.

La plupart des auteurs structurent cette méthode en trois grandes étapes : la re-problématisation, l’idéation et l’implémentation. Chacune d’entre elles repose sur une phase de divergence suivie d’une phase de convergence, qui se traduisent visuellement sous la forme de trois carrés sur pointe, aussi appelés « diamants ».

La première étape de re-problématisation consiste en la reformulation du problème initial : quelle que soit son origine, il est souvent trop flou, trop vaste et mal défini. Les acteurs sont donc invités à diverger, c’est-à-dire dans ce contexte à ouvrir le champ initial de la problématique sur base d’informations et de connaissances complémentaires, issues par exemple du terrain ou d’expertises professionnelles invitées. Dans la plupart des cas, cette divergence revient à remettre en question le cahier des charges du projet tel qu’initialement proposé par le commanditaire. Au terme de cette divergence, il faut alors converger vers l’expression consensuelle d’une problématique « clef », souvent formulée sous forme d’une question motivante. Dans son livre « Cracking Creativity : The secrets of creative genius », Michael Michalko relate une expérience menée par Toyota auprès de ses employés. Alors qu’en réponse à la question « comment devenir plus productif ?», ceux-ci n’avaient que peu d’idées à proposer, la réponse à la question « comment rendre votre job plus facile ? » fut comparativement beaucoup plus propice à l’émergence de solutions créatives. Cette problématique motivante, plus précise et qui fait appel à la motivation intrinsèque et émotionnelle des participants, nourrit alors la seconde étape d’idéation.

Séance de brainstorming avec des humanitaires et designers pour le projet MSF impression 3D

Cette seconde étape d’idéation, second diamant du schéma, s’ouvre à son tour sur une phase divergente, soit une génération extensive d’idées via la mise en œuvre d’un brainstorming animé selon des règles strictes et communément admises. Certaines techniques, comme les « inspirants » de la bissociation d’Arthur Koestler, le bodystorming ou encore l’improvisation peuvent être proposées aux participants pour démultiplier les stimuli, activer les sens, l’imagination et accéder à d’autres sources d’inspiration (ou « champs heuristiques »). Cette seconde étape se clôture avec un clustering (ou regroupement) des idées, leur évaluation puis une sélection des meilleures d’entre elles selon des critères préétablis et propres à chaque contexte. On converge ainsi vers une courte liste d’idées, éventuellement concaténées, dont le développement peut être envisagé.

La méthode du C.P.S. permet enfin, par un troisième « diamant »,  d’implémenter ces solutions créatives et d’en faire des solutions concrètes, résultat d’un processus souvent plus long d’innovation.

Le principe du « double diamant » du British Design Council étendu aux « trois diamants » du Creative Problem Solving.

En comparaison avec la démarche de co-design développée au WeLL, les utilisateurs ne sont pas systématiquement conviés à la mise en œuvre de la méthode C.P.S., en tout cas pas telle qu’envisagée par ses initiateurs. Si les besoins et attentes d’une niche de consommateurs restent en toile de fond de la réflexion (et peuvent notamment enrichir l’étape de re-problématisation), leur présence n’est effectivement pas indispensable. La collaboration de collègues aux profils variés est par contre encouragée : la multidisciplinarité est considérée comme bénéfique à l’émergence d’idées originales et complémentaires.

Le Design Thinking : une méthode et des outils au service de solutions créatives « centrées utilisateurs» 

Développée outre-Atlantique et popularisée par des chercheurs et entrepreneurs tels que par Peter Rowe, David Kelley ou encore Tim Brown, le Design Thinking peut être défini comme une méthode, mais aussi plus largement comme une démarche de résolution de problèmes centrée-utilisateurs. Elle décline les modes de pensée et méthodes de travail des designers à des problématiques de toute nature et invite tous les protagonistes à se frotter à l’exercice créatif (ou à ce que les anglo-saxons appellent « the abductive reasoning », la possibilité d’imaginer ce qu’il pourrait se passer). Intrinsèquement collaborative et multidisciplinaire, elle ne concerne plus seulement les acteurs traditionnellement convoqués lors de la mise en oeuvre d’une « solution innovante » (designers, membres du marketing, leaders stratégiques, …), mais défend plutôt une approche centrée « solution » et centrée « utilisateur » auquel tout un chacun peut contribuer.

 

Le Design Thinking se distingue d’autres méthodes créatives par l’intermédiaire de son approche empathique des besoins des utilisateurs, qui nourrissent ensuite l’émergence de solutions créatives testées en boucles de feed-back répétées par l’intermédiaire des prototypes « quick and rough », également appelés « protocepts ». La méthode se structure ainsi en cinq grandes étapes:

  1. L’approche empathique, qui vise à comprendre les besoins et problèmes rencontrés par les utilisateurs en les observant dans un environnement concret d’usage ;
  2. La définition des besoins et de la problématique cœur, qui s’apparente à l’étape de re-problématisation du C.P.S.;
  3. L’idéation, en tout point similaire à l’étape C.P.S. du même nom ;
  4. Le prototypage ou « protoceptage », dont l’objectif est le développement de supports concrets (esquisses, schémas, maquettes, story boards, …) avec des moyens parfois limités (bricolage, legos, plasticine, …) qui constituent autant de matérialisations rapides des idées sélectionnées ;
  5. Le test, qui consiste à soumettre les prototypes ainsi réalisés à des utilisateurs et à leur demander d’en tester l’usage en situation réelle, de manière à nourrir de leur feedback la prochaine boucle du processus.

On le lit, la méthode du Design Thinking inclut donc les étapes de la méthode C.P.S. présentée plus haut, qu’elle augmente d’outils traditionnellement associés au monde du design et aux disciplines des sciences humaines et sociales.

Prototypage et test pour le projet Easy-P avec des utilisateurs

L’empathie, signe distinctif du Design Thinking

La posture vis-à-vis de l’utilisateur est devenue primordiale pour le positionnement du Design Thinking vis-à-vis d’autres méthodes créatives. Si le C.P.S. ne rejette aucunement le recours aux techniques d’investigation traditionnelles (études de marché, questionnaires, interviews, focus-groups, …), celles-ci se révèlent souvent insuffisantes pour les aficionados du Design Thinking qui défendent la valeur ajoutée d’une approche empathique des besoins et des usages. Le Design Thinking fait un pas de plus vers l’utilisateur final, tentant de se projeter dans sa réalité du quotidien pour mieux se saisir (également sur un plan émotionnel et motivationnel) des problématiques qu’il rencontre. Des techniques de recueil des données in situ telles que l’observation ethnographique (via le shadowing, par exemple), la simulation ou l’improvisation située révèlent plus efficacement des vérités cachées, implicites, souvent difficiles à verbaliser.

De la même manière, les prototypes réalisés sont testés sur le terrain par ces mêmes utilisateurs qui émettent ainsi des critiques plus constructives. Les tentatives doivent être multiples, s’étendre dans un certain laps de temps et au sein d’un espace flexible, à défaut de pouvoir mener des tests dans l’environnement réel d’usage futur. Les échecs, fréquents mais survenant cette fois plus en amont du processus, sont encadrés, analysés et alimentent l’itération suivante dans une recherche d’adéquation meilleure encore.

Le Living Lab, une approche intégratrice

En regard des deux méthodes présentées plus haut, le Living Lab peut être considéré comme une approche qui puise tantôt ses techniques d’animation créatives dans le C.P.S., tantôt sa vision centrée-utilisateurs dans l’approche du Design Thinking.

Les trois démarches partagent l’envie d’anticiper et de concevoir un futur meilleur en réponse aux défis contemporains. Elles abordent la résolution de problèmes souvent complexes sous l’angle de l’intelligence collective et créative, et misent sur une approche cyclique qui vise à :

  1. Réfléchir au problème, le reformuler, de manière à aider le porteur de projet à reconsidérer certains de ses partis pris, à pivoter ;
  2. Générer ensemble un grand nombre de solutions créatives ;
  3. Tester et évaluer ces solutions auprès des divers acteurs engagés au sein du processus (porteur de projet et utilisateurs, mais aussi investisseurs et partenaires).

Le Living Lab ne s’engage pas systématiquement dans une posture empathique aussi approfondie que ne le fait le Design Thinking. Une phase préliminaire d’observation in situ des usages n’est par exemple pas systématiquement mise en œuvre, d’autant plus lorsque le porteur du projet soumet une solution à haute maturité technologique et fonctionnelle. Cette solution sera par contre toujours confrontée aux inputs créatifs des utilisateurs, via les démarches de co-créativité et co-design, le « concevoir ensemble » étant au cœur de la démarche. Le Living Lab invite également les utilisateurs plus en aval du processus, à un niveau décisionnel et stratégique par exemple, ou bien lors de tests d’usages (en ce y compris la mise au point du modèle d’utilisabilité recherchée).

Le Living Lab, en sa qualité d’approche intégratrice, se doit de rester suffisamment souple pour pouvoir adapter son approche, sa méthode et ses techniques à différents contextes. Il peut ainsi accompagner différents porteurs de projet à divers états d’avancement et apporter des réponses de différente nature : tantôt générer un nouveau service ou produit en co-création (Brain Peace ou Pharmily); tantôt favoriser l’innovation incrémentale, en trouvant de nouveaux usages pour une technologie déjà existante (MSF Impression 3D, Space2Health) ; tantôt mener des tests d’usages (Service te télémonitoring ; Comunicare). Le Living Lab intègre les outils en regard des contextes : il ne rejette a priori aucune possibilité mais préfère au contraire articuler toute initiative favorable à une innovation qui réponde vraiment aux besoins des utilisateurs.

 

Vous souhaitez plus d’informations à ce sujet ? Voici quelques références…

Brown, T. (2008) Design Thinking, Harvard Business Review, June, Harvard Business School Publishing, 10 p.

Isaksen, S.G., Dorval K.B. and Treffinger, D.J. (2011) Creative approaches to problem solving. A framework for Innovation and Change, Los Angeles, Sage, 3°Ed.

Johansson-Sköldberg, U., Woodilla, J. and Cetinkaya, M. (2013) Design Thinking : Past, Present and Possible Futures, Creativity and Innovation Management, vol 22, n°2, pp. 121-146.

Koestler, A. (2011) La cris d’Archimède. La découverte de l’Art et l’art de la Découverte, Paris, Les Belles Lettres.

Treffinger, D.J. (1995) Creative Problem Solving : Overview and Educational Implications, Educational Psychology Review, vol 7, n°3, pp. 301-312.

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