Dans l’article précèdent, nous introduisions la notion de Nudge (techniques d’incitation des individus à adopter certains comportements), ses origines et ses applications au quotidien. A la base de cette théorie, un domaine bien particulier des sciences du comportement : les biais cognitifs. Partons à la découverte de ce mécanisme de notre pensée.

Qu’est-ce qu’un biais cognitif ?

 

Un biais cognitif (aussi appelé heuristiques ou raccourcis mentaux) est un phénomène psychologique qui nous fait commettre des erreurs de jugement ou d’appréciation. C’est un schéma de pensée trompeur qui imite la logique. Cette forme de pensée permet à l’individu de porter un jugement ou de prendre une décision rapidement, en particulier lorsqu’il faut gérer une quantité d’informations importantes ou que le temps est limité. Ainsi, ce mécanisme de la pensée est la cause de prises de décisions faussées, parfois tout à fait irrationnelles, de la part d’un individu.

 

La théorie des biais cognitifs a été développée dans les années 70 par deux psychologues américains : Amos Tversky et Daniel Kahneman (Prix Nobel d’Économie en 2002). Ces derniers cherchaient à comprendre et à expliquer les prises de décision irrationnelles dans le domaine économique. Leurs travaux ont révolutionné la façon de modéliser la prise de risque des individus[1].

Dans son livre publié en 2012, D. Kahneman distingue deux systèmes correspondant à deux « vitesses de la pensée » :

  • Le système 1, automatique et incontrôlable. Il est paresseux et utilise les associations d’idées, de souvenirs, d’émotions, etc. Il tend à créer une vision cohérente d’une réalité mais régulièrement biaisée. Ce système est utilisé des centaines voire des milliers de fois par jour dans nos actions et nos interactions.
  • Le système 2, calculateur et se structurant plus lentement. Ce mode de pensée prend en compte le système 1 mais répond davantage à un effort mental. Il est le véritable moteur logique et analytique de notre cerveau.

Le système 1 s’est avéré très efficace dans le milieu naturel qui a hébergé l’évolution humaine : il permettait à nos ancêtres une évaluation et une réaction plus performante aux situations critiques qui pouvaient se présenter. Le système 1 a donc permis à notre espèce de se développer et d’évoluer malgré les multiples dangers de son environnement. De nos jours, dans nos milieux modernes et artificiels, il montre rapidement ses limites.

 

Cette vidéo résume de manière vulgarisée cette théorie de D. Kahneman. (Anglais)

 

 

Classification des biais cognitifs

 

Bien que le biais cognitif ait fait l’objet de nombreuses recherches en science du comportement, psychologie sociale et psychologie cognitive, il est encore difficile de les classifier clairement et distinctement.

Un des modèles récents les plus prisés est celui de l’auteur Buster Benson. Développé en 2016, le « Cognitive Bias Codex » propose de structurer les biais cognitifs en quatre catégories, chacune relative à une cause de déclenchement du mécanisme.

 

 

1)  Il  y  a  un  trop  grand  nombre  d’informations  à  traiter (Too much information).

Exemple : le biais attentionnel nous amène à porter notre attention vers ce qui nous préoccupe à un moment donné et peut générer une fausse impression d’être confronté en permanence à une réalité.

 

2) Nous avons besoin de donner du sens au monde qui nous entoure (Not enough meaning)

Exemple : Le biais d’ambigüité (ou effet d’ambigüité) nous amène à éviter ou occulter des options pour lesquelles nous n’avons pas suffisamment d’information. Limiter notre perception des options disponibles à celles que nous pouvons le mieux évaluer nous permet de décomplexifier une situation et de créer une vision du monde plus facile à appréhender.

 

3) Nous avons besoin d’agir vite (Need to act fast).

Exemple : le préjugé est un biais cognitif que nous activons pour prendre une décision rapidement. Il s’agit d’un jugement pré-établi basé sur des informations ou sur une expérience insuffisantes. L’individu aura tendance à se baser sur des mythes ou des croyances, et à générer des généralisations abusives.

 

4)  Nous  avons  besoin  de  mémoriser  des  choses  pour plus tard (What should we remember ?).

Exemple : l’effet de primauté nous amènera à mieux nous souvenir des premiers éléments d’une liste mémorisée.

C’est une centaine de biais que Buster Benson dénombre dans son codex. D’autres modèles listent jusqu’à 250 biais cognitifs différents dans les catégories suivantes :

 

  • Biais sensori-moteurs (illusions liées aux sens et à la motricité)
  • Biais attentionnels ou biais d’attention (problèmes d’attention)
  • Biais mnésique (en rapport avec la mémoire)
  • Biais de jugement (déformation de la capacité de juger)
  • Biais de raisonnement (paradoxes dans le raisonnement)
  • Biais liés à la personnalité (en rapport avec la culture, la langue, l’influence sociale…)

 

Biais cognitif et Nudging

 

Le Nudging est susceptible d’utiliser de nombreux biais cognitifs :

  • Soit en l’utilisant pour influencer l’individu vers un comportement jugé positif pour lui ;
  • Soit en développant des mécanismes qui permettront de conscientiser et/ou d’éviter les conséquences néfastes d’un biais ;

 

En voici trois exemples :

Le biais d’ancrage : Dans un contexte donné, les individus ont tendance à utiliser la première information reçue comme point d’ancrage. Ils s’en servent ensuite pour juger des informations complémentaires.  Même si cette première information est ajustée ou corrigée, notre esprit aura des difficultés à acter ce changement. Un décalage continuera d’exister entre la réalité et la perception que nous en avons.

Cet exemple est représentatif du processus. Les deux flèches ont la même taille et, même après les avoir mesuré, l’esprit gardera cette « première impression » que celle du haut est plus grande.

Un nudge pourra s’intéresser à la possible présence d’un biais d’ancrage dans une situation pour changer le contexte d’une information et créer une nouvelle balise. Par exemple, si un patient est persuadé qu’un médicament n’est pas efficace à cause d’un biais d’ancrage, il pourra être utile de changer le conditionnement, la posologie ou même le contexte de la prise du traitement pour créer un nouvel ancrage, une nouvelle « première information ».

 

Le biais de disponibilité nous évite l’effort d’assimiler de nouvelles informations. Il amène l’individu à évaluer une situation de choix en fonction des exemples qui lui viennent spontanément à l’esprit ou d’événements récents dans sa vie, sans chercher à acquérir de nouvelles données pour porter un jugement plus spécifique. Ce phénomène peut être utilisé en marketing et en publicité pour influencer l’avis du public ciblé en répétant un message qui parait de plus en plus crédible au fil des répétitions. Il peut également être utilisé dans les domaines de la santé, par exemple pour influencer un comportement préventif comme c’est le cas dans les campagnes répétitives pour favoriser l’alimentation saine : « Manger 5 fruits et légumes par jour ! ».

 

Le biais de représentativité est la tendance à juger de la probabilité d’un évènement en se fiant à la récurrence d’évènements similaires ou plus généralement, à faire des prédictions et généralisations biaisées à partir de modèles similaires. L’individu tirera ses conclusions de manière hâtive, sans mesures objectives ou statistiques. Ce biais peut par exemple apparaître chez un médecin qui interpréterait à tort, en s’appuyant sur son expérience de praticien, un signe clinique comme étant représentatif d’une maladie particulière. En raisonnant ainsi, le praticien omet de vérifier si ce symptôme n’apparaît pas dans une autre pathologie qu’il n’a jamais ou peu rencontrée.

A suivre…

Dans la suite de ce dossier, nous aborderons la construction d’un projet de nudge, notamment sur la base des biais cognitifs. Nous verrons ensuite comment le nudge peut être utilisé dans le domaine de la santé pour terminer avec les aspects éthiques de la théorie du nudge.

 

Pour en savoir plus: