Comment la démarche Living Lab, par sa contribution à l’exploitation des connaissances tacites, peut-elle participer à la création d’innovations plus souvent et mieux appropriées à leurs publics cibles ?

Nous avons vu en détail dans un précédent article :

  • Les concepts de connaissance explicite ( formellement articulée ou codée, partageable) et de connaissance tacite (non verbalisable, difficile à codifier et acquise par expérience de collaboration);
  • Les modes de transformation d’un type de connaissance dans l’autre qui permettent de mieux appréhender le rôle clé de la connaissance tacite dans la spirale de la connaissance et le processus d’innovation.

Dans cet article, nous allons nous pencher sur :

  • La contribution de la démarche Living Lab et d’autres modèles à la gestion de la connaissance;
  • Les outils méthodologiques à utiliser dans la démarche Living Lab pour mieux repérer, valoriser ou encore actualiser les connaissances tacites dans l’intérêt du projet innovant.

Le Living Lab et le processus d’innovation ouverte

La démarche Living Lab, fondée sur un processus d’innovation ouverte, s’inscrit dans l’éventail des outils de la gestion de la connaissance. En effet, elle accompagne le porteur d’idée en faisant participer les utilisateurs potentiels au processus d’innovation à ses différents stades. Ce faisant, elle contribue à l’efficacité du processus d’innovation en assurant la mobilisation des différentes dimensions de la connaissance détenue par un éventail plus ou moins large d’acteurs — selon la nature du projet — qui s’impliquent dans la démarche et favorisent ainsi la création de connaissance (spirale de la connaissance). En ouvrant le processus d’innovation, le nouveau produit/service voit augmenter ses chances de correspondre à un besoin des utilisateurs ou encore celles d’être utilisable par eux grâce à l’exploitation de la connaissance détenue par ces différents acteurs et identifiée par eux comme pertinente en environnement réel.

Le modèle de gestion des connaissance par l’école japonaise

L’école japonaise [1] a développé une théorie de la création des connaissances dans les organisations prenant en compte le rôle de la connaissance tacite dans l’amélioration de la performance d’une organisation en termes d’innovation. Les auteurs faisant partie de ce courant de recherche qui s’est développé au Japon initié par Polynani [2] dans le domaine de l’apprentissage individuel se sont attachés par la suite à l’analyse des conditions de l’apprentissage organisationnel. Ils voient dans le processus d’innovation un processus de création de connaissances avec comme point de départ la connaissance tacite plutôt qu’un processus de traitement de l’information.

Dans l’ensemble de la littérature centrée sur le processus d’innovation dans le sillage de l’école japonaise, le savoir tacite devient ainsi le fondement du management des connaissances avec un intérêt soutenu pour l’apprentissage organisationnel. Pour Nonaka et al [3], la connaissance tacite est en effet  la source fondamentale de la compétitivité des entreprises japonaises sans pour autant opposer la recherche de la connaissance explicite et celle de la connaissance tacite sur le mode “either/or”, les deux sont complémentaires dans des proportions diverses selon l‘objet de l’innovation [4]. Les deux types de connaissance interviennent dans la spirale de la connaissance et contribuent à l’efficacité du processus  d’innovation.

Le Ba, la connaissance tacite et son intégration dans la spirale de la connaissance

La gestion de la connaissance tacite est par ailleurs indissociable du ba, un modèle organisationnel développé par Nonaka et Konno [5] et fort proche de celui du LL. Le ba  se définit comme un espace partagé, une plateforme servant de fondement pour la création de connaissance suite à des interactions entre des acteurs ainsi qu’entre ceux-ci et leur environnement, un espace de création de connaissance et d’action favorisant la spirale des connaissance.

Cet espace peut être physique (un bureau  par exemple), virtuel (téléconférence), ou mental (expériences, idéaux, idées en partage) ou toute  combinaison  de ces trois espaces. Ce qui différencie le ba d’une interaction humaine « ordinaire », c’est que cet espace permet la création de connaissance tant sur le plan individuel que collectif.

Outre la mise en évidence du rôle fondamental de la connaissance tacite, l’approche japonaise a par exemple innové en matière de gestion de la connaissance. Elle a mis en évidence l’inefficacité d’une gestion de la connaissance fondée sur une structure en réseaux à l’instar de la gestion de l’information telle qu’elle s’est développée avec comme objectif l’exploitation des opportunités offertes par l’arrivés concomitante des TIC [6].

La gestion de la connaissance  par les structures en réseaux inspirée par la gestion de l’information

L’expérience des organisations japonaises étudiées a montré que la vision de la gestion de la connaissance inspirée par la gestion de l’information – identifier l’information à collecter, la catégoriser, déterminer l’accessibilité, etc. – à l’origine d’initiatives allant dans le sens de la création de structures de réseaux n’était ni efficace ni efficiente. Les observations montrent au contraire que cette approche « information » limite considérablement la contribution de ces structures à l’innovation en « perdant » la connaissance tacite et d’une manière plus générale en assimilant information et connaissance [7].

On  observe par exemple que les équipes virtuelles ont besoin de nouer une relation par des contacts face à face avant de collaborer via des dispositifs électroniques. La clé de e type de collaboration repose sur des changements culturels, tel que par exemple l’appropriation  du processus d’innovation ouverte, de nouvelles pratiques telles que par exemple la participation à des forums interactifs [7]. Il s’agit de prendre en compte le fait que la connaissance est indissociable de la personne qui « connaît », de son expérience passée, du contexte présent (dans un monde qui évolue rapidement), de ses connaissances tacites.

Sachant que la gestion des connaissances par de structures de réseaux pour transférer la connaissance est sévèrement limitée, les chercheurs se sont concentrés sur des modèles de conversion de la connaissance tacite en connaissance explicite et sur les outils facilitant ces conversions, ces outils étant fondés sur les interactions entre les individus.

La gestion de la connaissance par la démarche Living Lab

S’inspirer des études portant sur le ba [8] dans le cadre de l’approche Living Lab  fait doublement sens. On note la proximité de la « philosophie » et des objectifs  des deux modèles.  Les  enseignements tirés par l’école japonaise  à propos du ba, à la fois antérieurs à ceux portant sur la démarche Living Lab et fondés sur l’observation de l’application du ba sur une grande échelle au Japon sont à la fois pertinents et inspirants en termes d’efficacité de la création de connaissance dans le modèle Living Lab , plus récent que celui du ba.

L’école japonaise  valide ainsi l’approche Living Lab comme processus d’innovation ouverte permettant d’identifier les connaissances tacites et de les intégrer dans la spirale de la connaissance. Parmi les raisons  expliquant cette contribution de la démarche Living Lab à la gestion de la connaissance tacite, on relève sa nature qualitative et les techniques de collecte et d’analyse des données. Pour faire bref, ce qui caractérise la démarche qualitative, c’est que le sens d’une situation ou d’une action se dégage à partir de ce qu’en disent les acteurs en situation/action. Quant aux techniques de collecte de données, elles font une large place à celles qui reposent sur les interactions entre les membres du/des groupes formés à chacun des stades du processus d’innovation ou encore sur l’observation plus ou moins participante par l’accompagnant (Living Lab) des comportements des acteurs en situation réelle (test d’usage par exemple).

Cette manière de procéder — démarche inductive et méthodes groupales- permet donc de mobiliser l’ensemble des connaissances des différents acteurs, que ce soient leurs connaissances formelles ou leurs connaissances tacites.

Les outils méthodologiques de la démarche Living Lab utiles à l’exploitation de la connaissance tacite

Pour rappel, contrairement à la connaissance explicite qui peut être est formellement articulée ou codée, transférable, partageable, objective, et accessible, la connaissance tacite, elle est non verbalisable, intuitive et non articulable, acquise par expérience de collaboration, subjective, difficile à codifier, articuler, formaliser, communiquer. Elle comporte une part de compétences techniques, le type de compétences informelles, difficiles à définir que l’on capte dans le terme savoir-faire ou « know-how ».

On a vu que les outils de collecte et d’analyse de données liés à la démarche qualitative, comme les entretiens face-à-face, les observation plus ou moins participantes et les ateliers participatifs vont intervenir dans la création et gestion de la connaissance en général et en particulier de la connaissance tacite. Celle-ci n’étant pas facilement formalisable et communicable, on comprend que les outils méthodologiques à mobiliser sont ceux qui vont permettre aux participants de parler de leurs connaissances, de leur savoir-faire de manière moins traditionnelle. Parmi nos coup de cœur :

La méthode Thau

L’objectif est de pouvoir décrire une situation, une interaction entre un utilisateur et un produit/service sous l’angle de l’étonnement ou de l’énervement. Cet outil permet de mettre évidence certains aspects positifs ou négatifs et faire ressortir certains points auxquels les participants n’auraient pas forcement pensé pour décrire la situation. En pratique, chaque participant commence ses phrases par « Je m’étonne quand… » ou « Je m’énerve quand… ».

La représentation graphique

L’objectif de l’outil est de permettre à une personne ou un groupe de personnes de décrire une situation, problématique, ou l’utilisation d’un produit ou d’un service au travers d’une représentation graphique. Les participants sont alors invités à présenter leur représentation graphique au reste du groupe.  C’est lors de cette présentation que les participants vont mettre en évidence des aspects qu’ils n’auraient pas forcément partagé dans une présentation plus traditionnelle.

La carte des ignorances

L’objectif de cet outil est de relever toutes les ignorances, minimes ou majeures, que l’on a sur une situation, une problématique. Utilisé de manière collective, cet outil va permettre un échange de connaissances entre les participants, qui vont vouloir combler l’ignorance des autres participants.

La lettre d’amour et de rupture

L’objectif de ces deux outils est de faire ressortir les points positifs et négatifs fondamentaux d’une idée, d’une situation, d’un produit ou un service qu’il/elle devra conserver ou éviter pour obtenir l’adhésion de ses utilisateurs. Pour ce faire, il suffit de demander aux participants d’écrire une lettre d’amour, ainsi qu’une lettre de rupture à l’idée, situation…

Les 5 pourquoi

L’objectif de cet outil est de chercher en profondeur les causes qui expliquent l’apparition d’une situation ou d’un problème. Bien souvent la première cause qui est donnée et qui parait logique n’est que la conséquence d’autres raisons sous-jacentes. En posant 5 fois la question du « pourquoi » aux participants, l’outil permet de mettre en évidence les causes racines de la situation étudiée.

Le scénario d’usage

L’objectif de cet outil est de définir les différentes dimensions de l’interaction d’un utilisateur avec un produit ou un service : technique, psychologique, sociologique, etc. L’utilisation de l’outil passe par la création par les participants d’une histoire qui décrit comment l’utilisateur interagit avec le service/produit, dans une situation donnée. Les scénarios d’usage ne se contentent pas de donner les caractéristiques d’un produit/service mais décrivent une expérience concrète et illustrée de l’utilisateur.

Le test d’usage

L’objectif de cet outil est de montrer le prototype, produit ou service à des futurs utilisateurs, les laisser s’exprimer, les laisser le tester et ainsi, comprendre ce qu’il faut adapter et conserver pour la suite du développement. Le fait de pouvoir les observer et les laisser commenter leurs actions lors de leurs interactions avec le produit ou service permet de découvrir entre autres des modes d’utilisations inattendus.

 

[1] I. Nonaka et H. Takeuchi, The knowledge creating company : how Japanese companies create the dynamics of innovation, 1995.

[2] M. Polanyi, The Tacit Dimension, 1966.

[3] I. Nonaka et R. Toyama, The knowledge creation theory revisited: knowledge creation as a synthesizing process, Knowledge Management Research & Practice, 1(1): 2-10, 2003.

[4] M. Polanyi, Personal Knowledge: Towards a Post-Critical Philosophy, 1958.

[5] I. Nonaka et N. Konno, The Concept of Ba : Building for Knowledge Creation, California Management Review, 40-3, 1998.

[6]  R. Mc Dermott, Why Information Technology Inspired But Cannot Deliver Knowledge Management, California Management Review, 11, 1999.

[7] J. Swan & H. Scarbrough, Knowledge Management: Concepts and Controversies, Journal of Management Studies, 38: 913-921, 2001.

[8] S. Peillon, X. Boucher, C. Jakubowicz, Du concept de communauté à celui de « ba » Le groupe comme dispositif d’innovation, Revue française de gestion, 163(4) : 73-90, 2006.