Au départ de ce questionnement, un constat: la nécessité d’augmenter le ratio des innovations réussies, c’est à dire celles qui  sont adoptées “durablement” par leur public cible. Or l’innovation est indissociable de la création et la gestion de nouvelles connaissances pour les rendre productives.

Sans entrer encore dans les détails, on trouve deux types de connaissances : la connaissance explicite, qui est formellement articulée ou codée, partageable, et la connaissance tacite, qui elle est non verbalisable, difficile à codifier et acquise par expérience de collaboration.

Comment donc prendre en compte ces deux types de connaissances dans un processus d’innovation ?

Pour répondre à cette question, nous abordons les points suivants :

  • Les concepts de connaissance explicite et de connaissance tacite ;
  • Les modes de transformation d’un type de connaissance dans l’autre qui permettent de mieux appréhender le rôle clé de la connaissance tacite dans la spirale de la connaissance et le processus d’innovation.

La démarche Living Lab présente des spécificités qui en font une démarche centrée sur la gestion de la connaissance à la base du processus d’innovation tout en permettant d’améliorer l’efficacité du processus d’innovation et sa diffusion dans le public cible .

Dans un prochain article, nous aborderons

  • La nature de la contribution de la démarche Living Lab à l’exploitation de la connaissance tacite et à la réduction du taux d’échec des innovations.
  • Les outils méthodologiques à utiliser dans la démarche Living Lab aux différents stades du processus pour mieux repérer, valoriser ou encore actualiser les connaissances tacites dans l’intérêt du projet innovant.

Connaissance explicite, connaissance tacite

Un peu d’histoire

Deux moments clé marquent l’histoire de la recherche portant sur la gestion de la connaissance: les ouvrages de Michel Polanyi et ceux de Ikujiro Nonaka et Hirotaka Takeuchi.

Michel Polanyi [1,2] (« Personal Knowledge », 1958 et « The Tacit Dimension », 1965) met à l’agenda scientifique le concept de connaissance tacite . Ce chimiste et philosophe questionne la différence entre connaissance tacite et connaissance explicite. Une phrase formulée en 1966 – “ I shall reconsider human knowledge by starting from the fact that we can know more than we can tell” – va inspirer de nombreuses recherches. Précisons que pour M. Polanyi, il ne s’agit pas de catégoriser les deux formes de connaissance selon le modèle « either/or ». L’individu peut avoir une connaissance plus ou moins tacite ou explicite par rapport à un objet, un sujet. Par ailleurs, Polanyi s’interroge sur la connaissance individuelle.

Ce sont ensuite deux sociologues japonais Ikujiro Nonaka et Hirotaka Takeuchi [3] qui reprennent le concept développé par M. Polanyi. Ils observent le fonctionnement de grandes entreprises japonaises et I’adaptent au contexte organisationnel en ajoutant au clivage explicite/tacite développé par M. Polanyi un second clivage fondamental : individuel/collectif. Ils développent une théorie selon laquelle une innovation qui est réussie vient de la mobilisation et de la conversion de la connaissance tacite en connaissance explicite (voir infra) et proposent un modèle de conversion (SECI) applicable aux niveaux individuel, organisationnel et inter-organisationnel pour expliquer/faciliter la spirale de la connaissance (voir infra) et le processus de création.

La mise en relation de la connaissance tacite avec le processus d’innovation jointe à l’enjeu économique et social que représente le processus d’innovation explique l’importance prise par ce courant de recherche et la diversification de son champ d’application initié dans le domaine organisationnel. On citera à titre purement illustratif la géographie économique avec le développement des activités innovantes dans les villes grâce notamment aux espaces de coworking, mais aussi le développement du « knowledge marketing » misant sur le savoir tacite des consommateurs impliqués dans la co-création d’un nouveau produit/service [4]. Dans l’ensemble de la littérature, le savoir tacite devient le fondement de la gestion des connaissances avec un intérêt soutenu pour l’apprentissage organisationnel. Pour Nonaka et al [3], la connaissance tacite est la source fondamentale de la compétitivité des entreprises japonaises.

Les spécificités des connaissances explicite et tacite

Nonaka et al ont caractérisé les formes de connaissance de la manière suivante.

La connaissance explicite est formellement articulée ou codée, transférable, partageable, objective, et accessible.

Quant à la connaissance tacite, elle est non verbalisable, intuitive et non articulable, acquise par expérience de collaboration, subjective, difficile à codifier, articuler, formaliser, communiquer. Profondément inscrite dans l’action et dans l’engagement individuel dans un contexte spécifique, local, elle est liée à des facteurs intangibles tels que des croyances, personnelles, des projets, des systèmes de valeurs. Elle comporte une part de compétences techniques, le type de compétences informelles, difficiles à définir que l’on capte dans le terme savoir-faire ou « know-how ». Dans le même temps, la connaissance tacite recèle une importante dimension cognitive: schémas mentaux, croyances, si profondément enracinés que nous prenons pour acquis et ne pouvons donc facilement les énoncer.

Qu’elle soit tacite ou explicite, seuls les individus peuvent créer de la connaissance, les contextes (groupe, organisation, inter—organisationnel) jouant un rôle clé dans les processus d’interactions, de conversion entre tacite et explicite. Nonaka et al [3] se sont beaucoup intéressés à ces interactions et conversions et ont proposé le modèle SECI . Ils développent ainsi un modèle unifié de création dynamique de connaissance. Dans [5], I. Nonaka et N. Konno mettent aussi l’accent sur les lieux d’interaction entre les individus (les BA) où l’information interprétée et négociée se transforme en connaissance [5].

Les modes de conversion de la connaissance: le modèle SECI et la spirale de la connaissance

Les modes de conversion

Nonaka et al [3] proposent quatre modes de conversion:

  1. De la connaissance tacite vers la connaissance tacite (socialisation). La socialisation permet de partager le savoir tacite sans user du langage, par exemple en expérimentant. Les individus interagissent et partagent une expérience sans mobiliser le langage mais en observant, imitant, et en pratiquant. Un exemple type : l’apprentissage, compagnonnage. C’est le point de départ de la spirale de connaissance. Les connaissances tacites s’échangent au cours des interactions sociales quotidiennes, faisant émerger de nouvelles connaissances tacites. Il s’agit d’un apprentissage en faisant et en « face à face ». Ce transfert direct repose sur des interactions interindividuelles.

 

  1. De la connaissance tacite vers la connaissance explicite (externalisation). La conversion s’opère en explicitant le savoir tacite au moyen d’analyses et de métaphores. Il ne s’agit plus d’un transfert direct mais d’un processus de codification prenant la forme d’un langage, d’images, de modèles partagés au sein du groupe. Il donne forme aux connaissances tacites.

 

  1. De la connaissance explicite vers la connaissance explicite (combinaison). La connaissance codifiée est transmise d’une personne à l’autre. Les individus échangent et combinent des connaissances par des mécanismes d’échange tels que des réunions, des conversations, etc. Il s’agit d’une étape de rationalisation où les contradictions se résolvent par des méthodes scientifiques basée sur une analyse logique. L’information existante peut être reconfigurée par le biais du tri, de la recatégorisation, et la recontextualisation, conduisant ainsi à une connaissance nouvelle. Ce transfert de connaissances peut se faire entre des groupes largement à l’écart de l’organisation où se font les deux types de transfert précédents.

 

  1. De la connaissance explicite vers la connaissance tacite (internalisation). L’internalisation permet d’intérioriser les connaissances codifiées en connaissances tacites par le biais de l’apprentissage en « apprenant en faisant », au-delà d’une simple réception « passive ». Au terme de leur application dans des situations pratiques, ces connaissances codifiées deviennent une base pour de nouvelles routines, permettant l’émergence de nouvelles connaissances tacites et l’amorce d’une nouvelle étape de socialisation.

 

La spirale de la connaissance

Sur base des 4 modes de conversion, le modèle SECI [3] est représenté par la spirale des connaissances et illustre la façon dont la connaissance est élargie et améliorée à travers le processus de conversion de la connaissance tacite à la connaissance explicite et inversement. Le modèle de la spirale indique qu’à chaque fois que la connaissance fait le tour de cette boucle, elle est élargie et améliorée.

Le modèle de spirale de la gestion des connaissance (modèle SECI) [3].

Conclusion

La création de connaissance étant l’essence même de l’amélioration du processus d’innovation , il s’agit de ne pas se priver de la connaissance tacite. Compte tenu des spécificités de la connaissance tacite, l’enjeu consiste à repérer, préserver, valoriser ou encore actualiser [3].

Si une organisation veut améliorer sa performance en termes d’innovation, elle doit donc privilégier les connaissances tacites. Or celles-ci sont difficilement transférables à travers les réseaux.

Sachant que la gestion des connaissances se concentre sur la création de structures de réseaux pour transférer la connaissance mais que ce faisant cette approche “perd” la connaissance tacite, les chercheurs se sont centrés sur des modèles de conversion de la connaissance tacite en connaissance explicite et sur les outils facilitant ces conversions, ces outils étant fondés sur les interactions entre les individus.

Les démarches pour faciliter cette conversion, en particulier celle basée sur l’approche Living Lab, ainsi que les outils développés feront l’objet d’un prochain article.

 

Pour en savoir plus:

[1] M. Polanyi, Personal Knowledge: Towards a Post-Critical Philosophy, 1958.

[2] M. Polanyi, The Tacit Dimension, 1966.

[3] I. Nonaka, I et H. Takeuchi, The knowledge creating company : how Japanese companies create the dynamics of innovation, 1995.

[4] O. Curbatov, La Connaissance, la Compétence du Client et la Co-création: : du Knowledge Marketing à l’Interprétation Quantique du Marketing. Gestion et management. Université Paris 1 – Panthéon Sorbonne; Campus Condorcet, 2013.

[5] I. Nonaka et N. Konno, The Concept of Ba : Building for Knowledge Creation, California Management Review, 40-3, 1998.