Cette pandémie aura bousculé de nombreuses habitudes dans la façon de concevoir les soins de santé. Un signe que les choses étaient peut-être trop ancrées dans le passé… ? On en a discuté avec Paul D’Otreppe, Président de l’Association Belge des Directeurs Généraux (ABDH).

 

Vous êtes président de l’ABDH, mais vous êtes surtout Directeur Général de la clinique Saint-Luc à Bouge. Quelle vision avez-vous sur l’innovation dans le domaine des soins de santé en Belgique ?

 

Paul D’Otreppe : Sa mise en place est assez laborieuse dans notre secteur. Alors que la Belgique est plutôt dans le peloton de tête en ce qui concerne l’innovation dans l’industrie ou le Biotech, nous présentons un retard certain dans tout ce qui touche la transformation digitale dans le domaine de la santé.

 

Cela dit, notre secteur a des spécificités qui lui sont propres et, pour imaginer la médecine du futur, nous devons tenir compte de deux objectifs et deux contraintes.

 

Les objectifs, tout d’abord. Primo, transformer notre système de santé en le basant principalement sur les résultats en termes de qualité et de sécurité en maintenant un prix abordable pour l’ensemble de la population. Secundo, mettre en œuvre la transformation digitale. Nous devons implanter le numérique à un niveau au moins similaire de l’implémentation actuelle dans la société. Par exemple, aujourd’hui la majorité des patients utilise un smartphone, les soins de santé devraient dès lors être équipés et fonctionner avec des outils au moins équivalents.

 

Les contraintes ensuite. Tout d’abord, les hôpitaux sont supposés fonctionner aujourd’hui en réseaux mais chacun d’entre eux avance encore avec un fonctionnement qui lui est propre. C’est un changement relativement récent, puisqu’auparavant, il n’y avait même pas de réseaux, chaque institution s’organisait selon un modèle spécifique. Il n’en reste pas moins que les systèmes des réseaux sont encore loin d’être homogènes.

 

Ensuite, le financement. Aujourd’hui, les institutions sont principalement financées à l’acte. Demain, le financement devra se baser sur une pathologie qui regroupe un ensemble d’actes de soin. Cela devrait contraindre les acteurs à ne procéder qu’à des interventions qui lui semblent utiles en améliorant de cette façon l’efficience.

 

C’est dans ce cadre, somme toute assez contraignant, que l’innovation tente de se développer en Belgique.

 

Et l’innovation est peu développée selon vous… ?

 

P.D’O. : Comprendre un modèle de santé suppose de définir au préalable quel modèle nous souhaitons. Revenons un instant sur le premier objectif : obtenir des résultats qualitatifs pour tous pour un prix abordable. C’est ce que nous cherchons en Belgique. Mais il existe d’autres modèles. Prenons par exemple les États-Unis. Ils cherchent des résultats supérieurs avec des technologies de pointe sans forcément se soucier que cela puisse être accessible à l’ensemble de la population. Ils peuvent ainsi implanter l’innovation autrement.

 

A contrario, si je prends l’exemple de Singapour, leur objectif est de soigner tout le monde au prix le plus bas. Ils ont imposé des protocoles de soin assez structurés et les résultats sont là : ils sont premiers en terme d’espérance de vie pour un budget qui atteint un taux de 4,6% de leur PIB (en Belgique, nous sommes plutôt sur 11% du PIB). Il n’en reste pas moins que leur organisation est assez dirigiste.

 

Enfin, la façon dont sont prodigués les soins de santé correspond aussi à des attentes de la société. Chez nous, le fonctionnement est construit sur un modèle plus démocratique où le médecin ‘garde la main’ quant au protocole de soin.

 

Ce modèle ‘plus démocratique’ serait un frein au changement ?

 

P.D’O. : J’observe que les prestataires de soin ont du mal à se projeter dans le futur et pratiquent encore une médecine traditionnelle. Le changement fait peur.  Cela dit, par rapport à la crise du Covid19, c’est compréhensible. Si je compare la pandémie avec un tsunami, personne ne savait exactement ce qu’était un tsunami en 2003, alors qu’un an plus tard, cette notion était devenue beaucoup plus claire.

 

Dans le même ordre d’idées, le concept de pandémie était certainement trop abstrait jusqu’à présent pour que le corps médical et les gestionnaires aient pu en prendre la mesure. Nous avons du mal à nous projeter sur un avenir plutôt abstrait un peu comme le changement climatique malgré les signaux évidents. Pandémies et climat sont deux facettes de notre changement de société.

 

Cette pandémie devrait alors faire évoluer les pratiques…

 

P.D’O. : C’est déjà le cas. Prenons les médecins. Si vous leur aviez annoncé l’année dernière qu’ils devraient faire la majorité de leurs consultations par vidéoconférence ou par téléphone, ils vous auraient répondu que c’était impossible. Aujourd’hui, c’est d’application… Ce n’était donc pas si impossible.

 

Autre aspect et non des moindres, la pandémie a révélé de nombreuses failles dans le système. Je prends par exemple la récolte des données pour le suivi des courbes en termes d’infection, d’hospitalisations ou de décès. Nous avons pris conscience que ces tableaux étaient complétés différemment selon les institutions, parce qu’eux-mêmes ne suivent pas leurs patients selon un même procédé de comptabilisation. C’est le genre d’évolution que l’on peut développer dans le cadre d’une « transformation digitale ». Cette réforme n’est pas non plus limitée à l’aspect médical mais à l’ensemble de tout le système de santé et donc aussi la gestion.

 

Des outils « big data » auraient dû être déjà déployés au sein des hôpitaux ?

 

P.D’O. : Il y a eu des initiatives dans ce domaine et des tentatives de changements aussi. Mais il y a une résistance importante dans la plupart des institutions. On se focalise souvent sur les aspects négatifs (comme la protection de la vie privée par exemple) sans forcément regarder avec autant de bienveillance les apports bénéfiques de ces technologies.

 

Les notions de recherche et d’innovation sont souvent confondues. La recherche fondamentale telle que pratiquée dans les universités par exemple, est assez poussée et performante. L’innovation concerne plutôt l’implantation de solutions développées par des start-ups dans des grandes institutions. Et les entrepreneurs font généralement face à une rigidité de la part de ces structures. Il est donc très difficile de voir se déployer dans les hôpitaux des solutions pourtant existantes et parfois déjà fonctionnelles dans d’autres secteurs.

 

Je reviens sur cet exemple de Singapour. Pratiquement 80% des processus y sont digitalisés et les actions induites automatisées. Les derniers 20% concernant les décisions stratégiques, évidemment ils doivent rester dans des « mains humaines ». En d’autres termes, les médecins restent présents pour garantir que les patients doivent effectivement suivre des protocoles réguliers ou s’ils sont une exception à la règle et, le cas échéant, bénéficier d’un suivi spécifique. C’est donc un processus automatisé au maximum sous contrôle total de l’humain.

 

La question de la résistance face à l’innovation dans le domaine des soins de santé a déjà été évoquée dans notre article sur l’initiative Move Up. A Lire ici.

 

Après la pandémie, pensez-vous que l’innovation pourrait prendre plus de place ?

 

P.D’O. : Il me paraît essentiel que la prochaine pandémie soit gérée, non pas avec des outils d’aujourd’hui, mais des outils de demain. Prenons l’exemple des fabricants de masques chirurgicaux. La dernière usine européenne qui en produisait a fermé ses portes en 2018.

 

Aujourd’hui, il est question d’en ouvrir trois en Belgique. Est-ce le bon raisonnement pour répondre à une crise ? Dans l’urgence, peut-être. Mais si une nouvelle pandémie se déclare dans 10 ans, nous devrons avoir des protocoles préparés sans ce caractère d’urgence. Il faut anticiper dés la fin de la crise les prochaines situations avec les outils de demain. Pour y parvenir, les institutions devront accepter de rentrer dans une dynamique d’innovation. Développer une vision de ce que nous voulons comme système de santé dans le futur nous montrera automatiquement les innovations que nous devrons mettre en œuvre d’ici là pour y arriver.