Comment composer les groupes de participants ? Quel gage pour la crédibilité des résultats obtenus grâce à la démarche Living Lab ? Apporter des réponses à quelques-unes des questions récurrentes à propos de l’organisation de la participation des utilisateurs, c’est l’objectif de ce dernier volet de la série méthodologique sur l’implication des utilisateurs dans la démarche Living Lab.

Comment composer les groupes de participants ?

Un premier groupe de questions tourne autour de la manière de composer les groupes de participants. Cette étape suppose une cartographie des participants potentiels, de leur identité, une analyse de leurs motivations et la définition d’une stratégie de sélection des participants.

Qui sont les participants potentiels ?

D’une manière générale, un Living Lab dans le domaine de l’e-santé peut faire participer différents types de participants, qu’ils soient « réellement » (futurs) utilisateurs ou pas, même si « idéalement » les participants sont des utilisateurs (potentiels) en phase avec l’objet du projet et son public-cible. Les catégories ne sont pas nécessairement mutuellement exclusives, mais peuvent apporter un éclairage sur les résultats à attendre.

Patients et enfants, utilisateurs finaux lors de l’événement Toy it Yourself.

 

A titre illustratif, on trouve :

  • Les utilisateurs directs (par exemple, des mamans pour Happy Mum ou des musiciens amateurs et professionnels pour Get the Flow) et indirects (par exemple, l’entourage des patientes pour le projet Comunicare ou des professionnels en santé mentale pour Mens Sana), soit les utilisateurs finaux.
  • Les « lead-users» et, à l’opposé, les utilisateurs « ordinaires ». Les « lead-users » regroupent les utilisateurs ayant un intérêt personnel dans la résolution d’un problème, une conscience précédant celle des utilisateurs « ordinaires » de l’existence du besoin/problème et un intérêt direct dans sa résolution. Typiquement, ils sont en avance sur l’offre du marché. C’est le cas, par exemple, du porteur de projet Pharmily, ou Comunicare.

Ces utilisateurs innovateurs sont particulièrement motivés par le travail de conception d’un dispositif rencontrant leurs besoins spécifiques et « pointus ». Un bémol : ils ne sont pas nécessairement preneurs d’une démarche collaborative.  Autrement dit, il n’est pas toujours aisé de les impliquer dans un « travailler ensemble ».

  • Les utilisateurs individuels et les communautés d’utilisateurs. Il s’agit pour ces dernières de regroupements de personnes partageant un contexte de vie ou des caractéristiques similaires et partagées face à l’usage d’un produit ou un service final. Ces communautés sont formelles ou informelles, fondées sur l’expertise, l’intérêt, la géographie, la démographie et la culture, en interaction dans un lieu virtuel (communauté FB par exemple), ou en présentiel (classe, maison de repos).
  • Les utilisateurs plus ou moins expérimentés d’un point de vue technique et/ou par l’usage du produit ou service final.

Les catégories ne sont pas nécessairement mutuellement exclusives et se présentent parfois plutôt sous la forme d’un continuum. Un utilisateur final peut être un acteur individuel et faire partie d’une communauté. La frontière entre utilisateurs directs et indirects peut être brouillée (personnes âgées, enfants en bas âge à encadrer par l’entourage par exemple). De plus, un même dispositif peut être utilisé à des titres divers : patient, professionnel, aidant. A chaque rôle peuvent correspondre des attentes et des mobilisations spécifiques.

Lorsque le recours aux utilisateurs s’avère impossible (personnes gravement handicapées par exemple), on peut recourir à des participants que l’on sensibilise au vécu des utilisateurs dont ils vont assumer le rôle (lors d’une immersion lors d’un Cocktail Challenge organisé par des A.S.B.L. de sensibilisation aux problèmes de handicap, par exemple). Dans cette hypothèse, on peut aussi demander aux participants de construire des personas ou utilisateurs fictifs qui rendent compte de différentes pratiques dans une même situation de référence, comme cela a été utilisé dans l’atelier Into my World.

Les motivations des utilisateurs-participants

Depuis l’attente d’une rétribution financière au sentiment de contribuer à une société meilleure en passant par l’envie de s’intégrer dans de nouveaux réseaux sociaux ou de développer un projet personnel, ces motivations peuvent être multiples sans toujours être mutuellement exclusives. La connaissance des motivations permet d’éviter une forme de professionnalisation de la participation contre rétribution financière qui pourrait nuire potentiellement à la créativité du groupe. C’est le risque encouru en recrutant des volontaires à partir d’un listing fourni par un institut de sondage par panel, les mêmes volontaires s’enrôlant dans divers projets pour des motivations strictement extrinsèques.

La stratégie de sélection des participants

D’une manière générale, on recherche des participants dont les pratiques sont en phase avec le domaine d’activité du LL (ici e-santé), ou avec l’objet du projet (segmentation). Ils seront idéalement ouverts à l’innovation, mobilisables sur le « long » terme (le temps du projet) et motivés de préférence par la valeur sociale du projet, l’intérêt pour une expérience participative plutôt que par des rétributions financières.

Le choix des utilisateurs tiendra aussi compte de la correspondance entre le profil a priori des participants et celui du public cible sans pour autant omettre des participants moins « évidents » pour le commanditaire ou l’équipe en charge du projet. Inclure, par exemple, dans le groupe de travail des non-utilisateurs manifestant une certaine frilosité par rapport aux nouvelles technologies (Smart Cities par exemple) permet d’investiguer la résistance au changement notamment sous l’angle de l’argumentaire mobilisé à cet effet.

Trois principes transversaux sont de stricte application, quel que soit le projet et son étape.

La sélection de chaque participant doit être le fruit d’un arbitrage entre les coûts et les bénéfices de sa participation, le bénéfice étant l’utilité de l’information qui sera ainsi ajoutée. Est-ce qu’une information plus approfondie sur tel point pourrait conduire à une décision différente ? Cette décision sera-t-elle préférable à celle prise en absence de cette information ?

En vertu de cette stratégie, la composition des groupes doit présenter un maximum de diversité, d’hétérogénéité. On l’obtient en mélangeant ou en alternant, par exemple, les différents types d’utilisateurs – des groupes de « lead-users » et des groupes d’utilisateurs « ordinaires » mais aussi en multipliant les profils des participants. Le bénéfice est d’ordre méthodologique car en augmentant l’hétérogénéité des points de vue on atteint plus sûrement le moment où il y a saturation des données. A partir de ce moment, l’ajout de nouveaux participants, de nouveaux groupes n’apporte plus de nouvelles informations pertinentes.

Focus groupes de mamans, papas et professionnels de santé pour le projet Happy Mum

Un troisième principe (non négociable) s’applique à la sélection des participants et à la formation des groupes. Cette sélection doit contribuer à la faisabilité et à la mise en œuvre du « travailler ensemble ». Il s’agit d’un principe en accord avec la dynamique sous-tendant la démarche LL, qui s’organise en majorité autour d’ateliers participatifs, et qui est bien celle de la collaboration de toutes les parties prenantes plutôt que celle de la coopération. Même si ces deux notions ne sont pas encore stabilisées, on peut dire que si les groupes collaboratifs et coopératifs travaillent ensemble en vue d’un but commun ou partagé, la différence se marque au niveau de la manière de partager les tâches. Dans un groupe collaboratif, chacun accomplit la même tâche, pratique le « travailler ensemble ». Ce qui est important c’est que chacun apporte sa vision, sa différence dans une production collective alors que dans le groupe coopératif les tâches sont distribuées entre acteurs spécialisés, l’ensemble étant réalisé lorsque tous les membres du groupe ont accompli leur part du travail (importance du rôle de la coordination).

La « scientificité » de la démarche LL : quel gage pour la crédibilité des résultats ?

La démarche LL : une démarche qualitative dans la lignée de la recherche-action

La démarche LL mobilise une méthodologie qualitative en s’appuyant sur la participation d’acteurs volontaires recrutés par l’équipe du projet en charge de composer les groupes de travail. Il s’agit d’une différence importante par rapport à la méthodologie quantitative la plus ancrée culturellement – représentation la plus partagée quant aux critères de scientificité qui repose sur l’introduction d’un aléa dans le choix des participants permettant le recours aux tests statistiques. Ceux-ci informent sur la généralisibilité des résultats obtenus sur base de l’échantillon à la population dont il a été extrait ou encore des résultats obtenus à partir d’une expérimentation randomisée (les sujets sélectionnés de manière non aléatoire mais répartis de manière aléatoire entre les groupes expérimentaux).

Outre le fait que l’idée de mobiliser durablement un échantillon représentatif de taille suffisamment importante pour pouvoir appliquer des tests statistiques soit concrètement irréalisable pour un LL qui entend survivre économiquement à l’expérience, la démarche LL est à ranger sous le label de recherche-action (RA). Il s’agit d’une approche qualitative de la résolution d’un problème (souvent concret), et d’une stratégie de recherche à la fois participative et hybride – une recherche par l’action et une action par la recherche- impliquant un collectif d’acteurs.

Comme la démarche LL, la RA associe dès le départ la définition du problème à résoudre à une série d’acteurs – les parties prenantes – partageant la même volonté de réfléchir sur le dysfonctionnement/problème pour le résoudre et en tirer un savoir novateur. La recherche menée par le collectif des différents experts nourrit, par interactions successives, la construction du dispositif destiné à résoudre le problème initial.

Les critères de scientificité

Comme toutes les stratégies de recherche qualitative, la RA pose la question de

  • La validité interne des observations/résultats: mesure-t-on ce que l’on dit mesurer ? N’avons-nous pas introduit de biais par exemple ?
  • La validité externe des observations/résultats: peut-on généraliser les observations/résultats à d’autres objets, contextes, projets?

Les règles méthodologiques mobilisées par les approches quantitatives sont bien connues, codifiées, assurant – si elles sont respectées – la validité interne des résultats – on mesure ce que l’on prétend mesurer – et leur validité externe – généralisabilité. Ces deux propriétés expliquent leur popularité, notamment dans le secteur du marketing. Face à ou en complément à la méthodologie quantitative, la méthodologie qualitative comme la RA, plus tardive, s’est dotée progressivement de règles, de codes pour répondre aux mêmes exigences de validité interne – des résultats justes, authentiques, plausibles – et de transférabilité ou de manière plus modeste de répétition, en développant des tactiques de validation interne et externe : celles de la triangulation et de la saturation des résultats.

La triangulation des données, des sources et des méthodes assure la validité interne des observations/résultats rapportés. Cette triangulation peut se faire en appliquant par exemple différentes techniques d’animation aux groupes de travail et en comparant leurs résultats respectifs (par exemple les entretiens individuels et focus groupes dans la phase exploratoire du projet Happy Mum). Elle peut également se faire en soumettant aux participants (ou même en réalisant avec, ce qui a été le cas dans le projet Mens Sana par exemple) l’analyse des résultats des étapes successives du projet.  Les participants évaluent alors ensemble la fidélité de leur propos, de leurs idées tels qu’ils apparaissent dans le travail d’analyse réalisé par l’équipe du projet dans une dynamique de « travailler ensemble » évaluatif.

La saturation des données/résultats ou leur complétude assure la validité externe des observations/résultats rapportés. L’enjeu pour le commanditaire d’un projet où l’on travaille avec des utilisateurs potentiels ou non engagés ou encore avec la catégorie très particulière des lead-users dans la cocréation est de réduire son incertitude quant à l’adoption future du dispositif innovant par le public ciblé. La saturation est obtenue grâce à l’hétérogénéité des groupes de travail, favorisant l’expression de positions diversifiées, et à la mise en place d’une dynamique du « travailler ensemble », favorisant l’émergence d’un maximum d’idées, de positions nouvelles (1+1=3).

L’application de ces deux règles méthodologiques – triangulation et saturation- suppose donc à la fois une sélection des participants assurant l’hétérogénéité des parties prenantes et un engagement de ces dernières dans un « travailler ensemble » sur un mode collaboratif.

Pour en savoir plus :

  • Von Hippel E., 1986, «  Lead Users: A source of novel product concepts, Management science », 32, 7, 791-805
  • Cooper A., 1999, «  The inmates are running the asylum », Indianapolis, Macmillan
  • Drapeau M., 2004, «  Les critères de scientificité en recherche qualitative », Pratiques psychologiques, 10, 79-86
  • Moriceau J.L.L., 2004, « La répétition du singulier : pour une reprise du débat sur la généralisation à partir d’une étude de cas », Sciences de Gestion, 36, 113-140

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